L'argumentaire du congrès 2025
Créativité, art et addictions : des liens qui libèrent ?
Art et consommations de substances psychoactives ont toujours été liés. Ainsi, l’utilisation de drogues par nombre d’artistes pour faciliter le processus créatif (plus que la création elle-même) est bien connue et en partie fantasmée.
Mais, à l’image de l’usage de « drogues » qui a d’autres fonctions, au-delà de l’art, le processus créatif représente un levier important pour les usagers, leur entourage et pour les professionnels. Car l’art favorise la construction, la déconstruction, la reconstruction, l’exploration, l’imagination, la fabrication et le lien.
L’art de l’accompagnement
L’utilisation de l’art dans sa dimension d’accompagnement, dans une perspective clinique et thérapeutique est aujourd’hui courante et reconnue. La création participe alors de la transformation, parfois lente et silencieuse, de l’individu. Le processus créatif provoque un mouvement d’équilibre/déséquilibre, un couple familier aux usagers, à leur entourage, aux professionnels. C’est en cela qu’il constitue un outil d’accompagnement en addictologie : son intérêt est le chemin, le processus, plus que la production, « l’œuvre » en tant que telle. Quand les mots manquent, quand le langage ne permet pas l’expression, d’autres médias permettent la formulation de ses émotions, ses sentiments, son univers, ses problématiques, ses joies, ses traumatismes, son stress. C’est ce que propose l’art-thérapie, comme une (ré)appropriation de soi.
Mais la création est aussi exploration de soi, qui a cours par exemple chez les jeunes, particulièrement à l’adolescence : l’expérimentation des usages et de leurs effets, l’identification des limites, la constitution d’une connaissance de soi et d’une adaptation qui constitue le savoir issu de l’expérience.
C’est la création qui est aussi à l’œuvre dans l’intimité des familles et de l’entourage pour soutenir, adapter, trouver des modalités d’être ensemble. La création, toujours, qui est développée dans les marges, par les plus précaires, les plus vulnérables, qui développent « l’art du système D » : celui de s’en sortir, véritable fabrique de la débrouille et de l’invention.
La création du quotidien
Car l’art n’est pas que spectacle, que spectaculaire : l’art c’est aussi artisanat, la fabrique du quotidien. L’artisanat des professionnels qui interviennent sur des terrains qui ne sont pas les leurs, en aller-vers, au sein d’autres institutions, à la rencontre d’autres publics, ou dans le cadre de mesures contraintes par la justice. Un savoir-faire qui confine à l’inventivité face à la raréfaction des moyens humains, la désertification de la réponse de soins. Cette créativité est alors possible par la volonté, la militance et l’engagement.
L’addictologie est dans une dynamique constante d’exploration, de déconstruction/ reconstruction, de création du lien. Une dynamique d’expérimentation de programmes à visée thérapeutique, d’éducation préventive ou de réduction des risques, de construction ou co-construction de dispositifs.
Ce processus créatif qui participe de l’innovation, à laquelle on nous exhorte, y compris si elle n’est pas encore évaluée. Car si l’évaluation est incontestablement nécessaire, elle ne dispose pas des moyens de son ambition, trop peu financée et parfois trop procédurale. La création a aussi à voir avec l’alternative, la contre-proposition, en installant des lieux tiers, alternatifs, sur les territoires, les bassins de vie, dans la cité, là où se tisse une socialité métissée, une mixité sociale, générationnelle, identitaire, redessinant les territoires et les dynamiques en déplaçant les marges. Des initiatives qui rappellent que l’environnement favorable est un déterminant de santé essentiel et protecteur, au sein duquel se fabrique le lien humain, individuel et collectif.
L’art est politique
L’art convoque et contient des dimensions ontologique, spirituelles, « thérapeutiques » collectives mais aussi politiques.
L’art peut ainsi servir la revendication et l’activisme, une notion qui s’est judiciarisée parce qu’elle est utilisée par les populations les plus stigmatisées et pénalisées, mais qui constitue une réaction d’indignation plus qu’un appel à l’insurrection. Un sursaut face à « ce qui nous soulève » pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage Désirer désobéir de Georges Didi-Huberman. Cette création qui peut prendre la forme de performances, de happening, occupe l’espace public, politique, et fait effraction dans le quotidien, le routinier, l’habitude et la norme sociale qui produit les discriminations. L’art est alors moyen de donner à voir ce qui a été invisibilisé — soit caché, soit trop vu, dans une exposition permanente qui confine à la banalité.
La création nait ici encore de l’adversité, elle est vecteur de la culture des dominés auprès des dominants qui en sont, par leur position et leur condition, plus consommateurs. Dans une société caractérisée par une « économie de l’attention », laquelle devient donc un luxe ou une richesse, l’art devient un levier pour la capter, pour bousculer les représentions sociales, les images mentales. Un levier d’autant plus précieux que si la figure du « drogué » est socialement acceptée dans le milieu artistique, la logique prohibitive et agressive vis-à-vis des consommateurs est de plus en plus stigmatisante et excluante.
La création favorise la sublimation, « l’art de passer à l’acte » pour citer la formule de Léa Bismuth. Une expression, employée de façon positive, qui résonne avec le pouvoir d’agir des personnes. Mais nous savons depuis longtemps qu’il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir et que la capacité d’agir est aussi liée à un contexte favorable, que le pouvoir d’agir des plus vulnérables est aussi conditionné par le devoir d’agir des plus insérés.
Ainsi si la création est promue, valorisée, dans des sphères privilégiées voire élitistes, mondaines, culturelles où elle prend facilement le qualificatif d’« art », elle est protéiforme. Si l’art a pour but d’exposer une oeuvre, de donner à voir ou de jeter à la face du monde, il a aussi pour but de découvrir et se découvrir, d’être au monde ou d’y revenir.
Quelle est la contribution de l’art au rétablissement en addictologie ? En quoi le processus créatif donne t’il la possibilité d’agir, de passer à l’acte, de contribuer, devenir « acteur » et monter sur la scène ?
C’est ce que nous nous proposons d’explorer au cours de ce 14e congrès de la Fédération Addiction.