« Il est pour l’homme essentiel, au plus profond, de se donner lui-même des limites, mais librement, c’est-à-dire de telle sorte qu’il puisse de nouveau supprimer ces limites et se placer en dehors d’elles. »
Georg Simmel.
Des territoires des drogues…
Longtemps, les territoires des addictions ont semblé relativement bien délimités. Centrés sur la question des drogues illicites, il était possible d’en faire la géographie. Leur mappemonde était zébrée de grosses flèches indiquant les grandes routes du trafic... Ces produits venaient d’un « ailleurs » aux dénominations exotiques : Triangle d’Or, Croissant d’Or, les Andes, le Rif…
De la même manière, sur un plan local, il était possible d’en faire une cartographie, assez superposable à celle des inégalités sociales de santé. Certaines régions défavorisées, certains quartiers de villes ou de banlieues paupérisées devenaient les territoires où se concentraient les problèmes d’addiction. Le péril était donc à la fois extérieur et intérieur. Il fallait renforcer les frontières extérieures par la répression du trafic international et élever des barrières internes par la prohibition de l’usage. La répression allait se centrer sur ces populations marginales qu’il fallait reléguer dans la « zone » ou en détention. Le paradigme était celui de la guerre aux drogues.
Vers des espaces sans limites…
Et puis, la vanité de ces tentatives d’endigage s’est révélée : non seulement les barrages ne tenaient plus mais ils contribuaient à aggraver encore le problème. Le mal était plus profond, il était déjà bien là, chez nous. Les produits addictifs qui avaient le plus lourd impact en santé publique, tabac et alcool, étaient produits localement et consommés le plus légalement du monde. Médicaments à risque addictif ou drogues de synthèse étaient également produits dans les pays développés. Les usages s’insinuaient dans l’espace public en dehors des zones de relégation, avec les vives réactions qu’entraînent de nos jours le spectacle des scènes ouvertes ou plus banalement des cartouches de protoxyde d’azote qui jonchent les trottoirs... Les limites et frontières sont devenues plus floues, évanescentes… Et que dire des comportements addictifs, écrans, jeux, porno, achats… accessibles partout et de manière continue dans l’espace dématérialisé du net ? Avec cette « extension du domaine » de l’offre addictive, l’espace des addictions est devenu sans limites.
… qui croisent des espaces psychiques et sociaux…
Mais, même dans ce contexte puissamment « addictogène », tout le monde ne devient pas usager et tous les usagers ne deviennent pas dépendants. L’espace des addictions reste malgré tout circonscrit à l’entrecroisement de différents territoires : territoires de distribution des objets d’addiction mais aussi espaces psychiques et sociaux qui fondent les vulnérabilités individuelles ou collectives. Et ces interactions reposent elles-mêmes sur des connexions et des territoires neuronaux.
C’est ainsi qu’à la cartographie de l’offre addictive répondent celle de la neuro-imagerie des circuits cérébraux des addictions et celle des vulnérabilités sociales. « À chacun sa carte ! » : chacun pourra prétendre que « ma carte est le territoire ». Et pourtant, il ne s’agit que de représentations… et c’est seulement leur rencontre qui permet d’approcher la complexité du réel. Il faut donc superposer les cartes.
… eux-mêmes parfois mal délimités, vulnérables
Ceci amène à la question des confins : là où se rencontrent et se cumulent les vulnérabilités. Les enfants qui auront manqué d’un territoire de sécurité, où ils auront pu bénéficier de l’attention bienveillante d’adultes, auront d’autant plus de difficultés à avancer sans crainte mais avec prudence. L’attachement insécure est un des terreaux essentiels des pertes de limites, des conduites à risques et des addictions. Il est la clef de beaucoup de ces pathologies des limites, justement dénommées « borderline », que l’on peut volontiers rencontrer chez les jeunes de la rue, non plus seulement dans des marges lointaines mais aussi au cœur de nos villes.
En même temps, chacun décrit la porosité entre cet espace déviant et celui des jeunes festifs dans l’univers des « free » des friches industrielles ou des champs. La fête leur semble être un des derniers espaces de liberté où il est possible d’échapper aux contraintes de la société.
Comme les non-lieux
On peut retrouver aussi d’autres marges insécures dans la France périphérique décrite par Guilluy, en lisière péri-urbaine des métropoles. Si l’urbanisation en effet ne cesse de progresser, ce ne sont pas les villes qui se développent mais leur périphérie. Ces zones urbanisées sont le plus souvent désordonnées et en rupture avec la centralité, l’histoire et les modes relationnels des villes. Pour Baudry [1], « la ville est espace psychique avant que d’être territorialité géographique ». Dans ces nouveaux espaces déstructurés, livrés aux panneaux publicitaires et aux centres commerciaux, les espaces psychiques se délient.
« La ville a commencé à perdre du terrain au moment de la reconstruction, alors même que la société française devenait urbaine. Le Français rêvait d’une maison individuelle et les décideurs lui proposaient un logement dans un grand ensemble, cette non-ville dont les effets calamiteux n’allaient guère tarder à se manifester » [2]. Cités-dortoirs, éparpillement territorial des habitations et des activités, ces « zones » mal délimitées se sont multipliées, sans réel urbanisme[3].
Marc Augé [2] a pu parler de non-lieux à propos de ces espaces d’anonymat, aux limites peu définissables, tous semblables, interchangeables et impersonnels, ces espaces sans âme où l’on se croise sans se rencontrer : les échangeurs, les ronds-points, les centres commerciaux, les chaînes hôtelières des périphéries… Alors qu’« un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique » , doit-on continuer à créer des non-lieux ou tenter de lutter contre l’isolement ?
Des territoires et un urbanisme au service de la santé ?
« Parmi les grands changements environnementaux issus des activités anthropiques, le changement climatique et l’urbanisation croissante des territoires constituent une menace immédiate pour la santé et accroissent les inégalités de santé » [4]. Il faut penser l’action publique de manière intégrée, en cessant de séparer les questions de santé et d’environnement mais aussi les questions sociales et de santé, de santé mentale et d’addictions. Cette dynamique intégrative s’inscrit dans la logique « Une seule santé » (« One Health ») de l’OMS. Elle impose d’impliquer de manière intersectorielle un grand nombre d’acteurs des territoires, dans toute leur diversité. La complexité socio-écologique des territoires appelle en effet une approche réellement systémique.
À nous collectivement d’explorer ces espaces et territoires, une belle aventure nous attend à Orléans !
1. Baudry, P., Violences invisibles. Corps, monde urbain, singularité. 2004, Bègles: Editions du Passant.
2. Augé, M., Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. 1992, Paris: Seuil.
3. Baudry, P. and T. Paquot, L'urbain et ses imaginaires. 2003, Pessac: Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.
4. Roué Le Gall, A., et al., Urbanisme favorable à la santé : agir pour la santé, l'environnement et la réduction des inégalités. La Santé en action, 2022(459): p. 10-15.