L'argumentaire du congrès 2024
Addictions et sciences : mieux comprendre pour mieux accompagner
Du péché à l’addiction, l’apport des sciences
Progressivement, les évolutions des pratiques addictives et les progrès des Lumières ont complexifié ces représentations. Les addictions ne se limitaient plus à quelques libertins ou sybarites mais concernaient des populations de plus en plus nombreuses mais misérables, vulnérables et précaires. La consommation d’alcool dans l’enfer industriel du XIXe siècle apparaissait beaucoup plus du ressort d’une recherche d’« assommoir » permettant une illusion d’évasion et un soulagement passager que d’une pratique hédoniste. La médecine et la psychiatrie identifièrent des causalités sociales du côté du « milieu dégénérateur » à l’origine de l’« alcoolisme ». La part de la responsabilité individuelle s’en trouvait donc atténuée et la représentation de l’addiction en tant que « maladie sociale » commença à faire son chemin dans les milieux scientifiques mais aussi dans la population. Aux vulnérabilités psychologiques et sociales, vinrent s’ajouter au fur et à mesure des progrès des savoirs, des facteurs causaux génétiques et, plus récemment, une meilleure compréhension de la neurobiologie des addictions. Le stress chronique, l’adversité sociale pouvaient conduire à une exposition répétée et intensifiée à des objets d’addiction à des fins d’apaisement par la stimulation des circuits de la récompense, ce qui secondairement entraînait des neuro-adaptations à l’origine d’une aggravation de l’état de stress et ainsi de suite.. La volonté ne pouvait donc être suffisante pour « s’en sortir », le chemin était semé d’obstacles et d’embûches. La « rechute » ou la « récidive » loin d’être l’exception, semblaient être la règle, et même un élément constitutif du concept d’addiction.
Le côté obscur de la force !
Pour mieux comprendre ce phénomène complexe, il apparut essentiel de s’appuyer sur de nombreuses disciplines et de croiser leurs apports, médecine et psychiatrie bien sûr mais aussi neurosciences, psychologie, sociologie, anthropologie, histoire, sciences économiques, juridiques, géopolitique, etc. De la même manière qu’avec Jean Decety, il est possible de découvrir le côté obscur de la moralité [1] et de mieux saisir comment des valeurs sociales et morales prônant le Bien, l’entente et la coopération peuvent également conduire à des convictions rigides qui mènent à la stigmatisation, au rejet de l’autre et à la violence.
Les sciences aussi ont leur face obscure quand le scientisme devient dogme. Mais aussi quand certaines disciplines, en particulier les sciences exactes, « dures », cèdent à la tentation présomptueuse et réductionniste de s’ériger en axe cardinal du savoir, seul légitime, au mépris des autres approches. En cela elles s’exposent à cloisonner les savoirs au lieu de tenter de les construire et les appréhender globalement.
Nous pouvons avancer que les addictions sont un exemple de ces entités complexes qui ressortent à la fois du biologique, du culturel, du social, du politique, de l’économique mais aussi de l’intime et que tout effort de compréhension doit s’appuyer sur des compétences et des savoirs transversaux. Savoirs professionnels, savoirs expérientiels, savoirs fondamentaux.
Il est donc temps d’en revenir au modèle intégratif « biopsychosocial » que pour notre part, nous n’avons jamais quitté. Mais ne fermons pas les yeux sur nous-mêmes. Si nous pouvons attendre à bon droit des chercheurs et scientifiques qu’ils prennent en compte les savoirs issus du terrain, de l’exercice professionnel et de l’expérience clinique, pour limiter les risques de spécialisation réductionniste « hors-sol », il doit en aller de même de l’ouverture des savoirs professionnels aux savoirs profanes, aux savoirs expérientiels des usagers eux-mêmes. La réduction des risques et des dommages (RdRD), cette immense avancée dans l’accompagnement des personnes qui consomment des drogues a été inventée par les usagers eux-mêmes. Depuis le « Junkie Bond » à Rotterdam en 1977, ils ont été à l’origine de tous les combats pour leurs droits. Cet activisme originel a revivifié le concept de pair-aidance et a permis de réelles innovations qui ont été à l’origine de la RdRD : accès aux seringues, accès aux traitements de substitution aux opiacés (TSO) ou à la naloxone, implication directe dans les dispositifs de RdRD et de soins ou plus récemment accès au vapotage.
C’est ainsi que la RdRD a le plus positivement influencé les pratiques soignantes avec un véritable changement de paradigme. Professionnels et usagers sont coacteurs d’actions de santé dans une collaboration non hiérarchisée.
Approche intégrative, éthique et respect des personnes
Il semble donc nécessaire pour mieux comprendre les addictions afin de mieux les accompagner et les traiter, d’entrecroiser les savoirs, scientifiques, professionnels et expérientiels.
C’est peut-être une recherche d’équilibre et de combinaison entre les sources de savoirs, scientifiques, professionnels, expérientiels qui peut limiter les risques de démesure et de folie salvatrice ou normalisatrice. Dans notre champ, la culture de réduction des risques (RdRD) a bien montré que c’est en renonçant à leur volonté présomptueuse de guider les patients sur la voie qui leur semblait a priori la meilleure que les professionnels peuvent les aider à avancer, en soutenant leurs capacités et leur dynamique propres.
Science sans conscience n’est que ruine de l’accompagnement !
Les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions et dans l’univers psychiatrique, le remède fut ainsi parfois pire que le mal. Dans les années 1950, un emballement scientiste conduisit à pratiquer de manière débridée chocs insuliniques, malariathérapie, électrochocs et autres lobotomies dans un contexte volontiers dénoncé comme totalitaire mais au nom de la science salvatrice. On se souviendra ainsi, dans les suites d’ Asiles (1961) d’Erving Goffman, du personnage inoubliable de McMurphy, interprété par Jack Nicholson dans « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». McMurphy qu’on finira par lobotomiser pour arriver enfin à le « normaliser » dans une institution totale. Il ne faut pas pour autant oublier qu’à l’inverse de nombreux « lieux de vie » ou de « communautés thérapeutiques » qui se voulaient des espaces d’entraide entre pairs, libérés du « pouvoir médical », ont pu évoluer également vers des institutions totalitaires telles que Synanon aux USA ou « Le Patriarche » en Europe.
Dans toutes ces situations, ne peut-on pas reconnaître également le « côté obscur » de la moralité où tous les moyens de contrainte, biologiques ou institutionnels, semblent bons pour extraire le patient de son trouble, le libérer de son mal, ces convictions et croyances rigides conduisant à la violence. Sur ce plan également, il semble donc préférable de travailler à un équilibre coopératif entre approches scientifiques, professionnelles et expérientielles non seulement dans un but d’efficacité mais aussi de prévention de toute démesure menaçante pour les droits des personnes. Rapprocher équipes de recherche, professionnels, pairs-aidants et usagers, pour une recherche elle-même intégrative et orientée-solutions.
Dans cette perspective de complémentarité, les équipes intervenant dans le champ des addictions, professionnels et pairs-aidants, doivent s’ouvrir aux scientifiques et aux équipes de recherche mais elles doivent également prendre conscience qu’elles peuvent leur être utiles. Les équipes de recherche ont besoin de notre expérience de la pluridisciplinarité qui renvoie à une conception holistique des addictions dont beaucoup de scientifiques reconnaissent mieux de nos jours l’intérêt, une fois passées les illusions réductionnistes.
Rendre les sciences vivantes, ne pas les enfermer dans les laboratoires
Dénoncer les inégalités sociales de santé (ISS) est important mais cela est d’autant plus audible que des données épidémiologiques le démontrent, et que l’on peut produire des données éclairant le lien biologique, « inscrit sous la peau » [2], entre pauvreté, adversité sociale, stress chronique, traumas infantiles ou épigénétique et le risque de développer une addiction [3], etc. C’est ainsi que l’on a pu parler d’une neuroscience de la pauvreté [4]. Il ne s’agit évidemment pas, comme semblaient le redouter certains, de transformer la pauvreté en un trouble mental ou de pathologiser les enfants pauvres mais bien de mieux comprendre comment un contexte économique et social pendant la petite enfance pouvait avoir un effet psychocomportemental durable et nuire au développement de l’individu.
Cela a en effet un double-intérêt pragmatique : mieux concevoir et évaluer des actions correctives, d’une part, et développer un plaidoyer d’autres part.
Il semble en effet politiquement utile de produire des arguments neuroscientifiques auprès de la population et des décideurs. En complément des recherches fondamentales et de la recherche clinique, il est donc nécessaire d’appuyer et de promouvoir les recherches interventionnelles en santé des populations (RISP) [5] construites en concertation entre chercheurs, cliniciens et usagers et permettant par exemple de mesurer l’impact de nos interventions psychosociales en santé (prévention, promotion de la santé, RdRD , soins).
Avec la contribution des acteurs de terrain, en contexte réel, il s’agit de construire avec une recherche participative, une « science des solutions » et non plus uniquement des problèmes.
1. Sloterdjik, P., Le remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu. 2023, Paris: Payot.
2. Liu, P.Z. and R. Nusslock, How Stress Gets Under the Skin: Early Life Adversity and Glucocorticoid Receptor Epigenetic Regulation. Curr Genomics, 2018. 19(8):
p. 653-664.
3. Tomasi, D. and N.D. Volkow, Associations of family income with cognition and brain structure in USA children : prevention implications. Mol Psychiatry, 2021. 26(11):
p. 6619-6629.
4. Katsnelson, A., The neuroscience of poverty. Proceedings of the National Academy of Sciences, 2015. 112(51): p. 15530-15532.
5. Potvin, L., E. Di Ruggiero, and J.A. Shoveller, Pour une science des solutions : la recherche interventionnelle
en santé des populations. La Santé en action, 2013. 425: p. 13-16